J'imagine qu'il existe déjà une pléthore de sites, de blogs et d'articles sur le net concernant la sphère des mangas et je ne compte pas paraphraser ce que d'autres ont certainement bien dit, mais je voudrais tout de même présenter une branche de l'industrie de la bande-dessinée japonaise assez mal connue, c'est à dire le milieu amateur que l'on regroupe sous le terme "doujin" et qui me semble particulièrement (et surtout) intéressant sur le plan culturel et social.
Doujin(同人) signifie "membres d'un même cercle" et shi(誌)est l'abbréviation pour magazine, ou support papier, sachant qu'il existe des cercles amateurs dans de nombreux domaines (illustrations, animés, jeux vidéos, littérature...). Le principe est simple, le plus souvent des amateurs décident de s'associer et de créer une sorte de studio comme dans les milieux professionnels, mais à la différence majeure qu'ils s'autoproduisent: création, promotion et vente. Ces cercles (サークル)sont légions et prolifèrent au Japon depuis une vingtaine d'années certainement grâce au fait qu'ils n'ont quasiment pas de contraintes si ce n'est celle de vendre pour financer leurs prochains travaux. Lorsqu'un cercle commence à se faire connaître, sous un nom commun en général, ses activités peuvent devenir très rentables du fait que ses marges sont bien supérieures à celle d'un parcours éditorial classique.
Certains professionnels reconnus comme les fameuses CLAMP ont également commencé leur carrière comme doujin, et d'autres continuent d'éditer certains de leurs travaux de cette façon, certainement attirés par l'absence de contraintes et de pressions éditoriales ce qui peut donner naissance à de véritables chefs-d'oeuvre graphiques et scénaristiques. D'ailleurs, de plus en plus de mangaka professionnels dont la réputation n'est plus à faire, privilégient même ce moyen de production pour la liberté qu'il procure.
Le contenuJe n'irai pas par quatre chemins, les doujinshi, du fait peut-être de la quasi liberté qu'ils

permettent au niveau créatif, sont à 70% pornographiques et ce n'est pas peu dire au vu de l'imagination débordante de leurs auteurs. Il existe des doujinshi pour hommes et pour femmes, lesquels sont en général séparés. Si les doujinshi destinés aux hommes sont le support ultime pour l'expression des fantasmes japonais masculins les plus extrêmes et les plus enfouis, ceux destinés aux femmes ne sont pas en reste et proposent une grand partie d'oeuvres également pornographiques, parallèlement aux traditionnels mangas
à l'eau de rose.
L'éventail thématique des oeuvres est extrêmement large et n'a pour limite que votre

imagination; professeurs dévouées pendant et après la classe, lycéennes pudiques mais insatiables, infirmières curieuses, secrétaires (très) zélées, servantes plus que soumises, gothiques déjantées etc. Toutes passent à la moulinette des fantasmes de leur auteur et de la demande. La plupart des oeuvres se basant sur un rapport dominant(s)/dominée(s) allant jusqu'aux humiliations les plus basses. En d'autres termes toutes les perversions sexuelles sont représentées, des plus softs aux plus nauséeuses. On retrouve d'ailleurs des récurrences visuelles: poitrines monstrueuses, suintantes de lait et de sueur, à la limite du risible quel que soit l'âge, souvent douteux, des protagonistes; lesquelles sont souvent

recouvertes de la tête aux pieds de certains liquides dont il n'est point besoin de vous faire de dessin (pas moi en tout cas); parodies de mangas ou d'animés montrant la vie sexuelle de héros connus; assaillants poulpoïdes dans la plus pure tradition du "shokushu"(触手, tentacules), ce style qui met en scène des monstruosités dotées de nombreux tentacules, inspirées par le fameux tableau de Hokusai,
Le rêve de la femme du pêcheur (蛸と海女) etc.

Notez également que de nombreuses oeuvres ne sont pas ou très légèrement censurées, et qu'on y voit même des poils pubiens, ultime tabou pourtant dans le milieu du sexe.
Les oeuvres pornographiques destinées aux femmes quant à elles, montrent le plus souvent des couples d'hommes homosexuels à l'allure toujours extrêmement longiligne et au visage allongé, ou plus curieux, des (petits) garçons dont les mensurations feraient pâlir de honte Rocco Siffredi et dont le membre semble être sujet, au vu des couvertures, à diverses utilisations inattendues.

Personnellement, ce sont les derniers 30% d'oeuvres, à savoir les doujinshi non-pornographiques, qui m'intéressent (et si!). Il n'est pas rare de tomber sur des perles à condition de savoir où et quoi chercher car la saturation visuelle est quasi immédiate lorsque vous fouillez dans ces montagnes de mangas aux couleurs criardes et aux heroïnes toujours humiliées et dégoulinantes de lubricité. Heureusement il existe parfois des espaces séparés pour les doujinshi non pornographiques, ce qui facilite les recherches et calme la nausée.
La population qui fréquente ces endroits est étonnamment très variée et même si on y trouve évidemment l'otaku de base bedonnant et graisseux reconnaissable à sa mine de basset lubrique et à son éternel sac à dos dont je ne veux rien savoir du contenu, on y rencontre également quasiment toutes les strates sociales de 18 à 60 ans: des salary-man, des étudiants honteux ou décontractés, le quidam de base, des couples, des étrangers un peu perdus et rougissant à la vue de chaque couverture etc. Il faut dire que ce genre d'endroit n'est absolument pas glauque: étages entiers suréclairés, posters sur les murs ou tombant du plafond représentant sans honte les denières nouveautés, oeuvres bien présentées et mises en valeur. Sans compter la publicité (soft) à l'extérieur du bâtiment.
Si l'on dit les Japonais timides pour ce qui concerne le milieu du sexe, ce n'est apparemment pas le cas lorsqu'il s'agit de mangas et les magasins sont souvent très fréquentés. Evidemment et plus qu'ailleurs, n'escomptez pas croiser le regard de qui que ce soit ou même de faire la conversation avec votre voisin: chacun est là pour faire ses courses dans un silence quasi monacal, tandis que hurle dans les hauts parleurs la dernière chanson de l'idole à la mode.
Les moyens de diffusion
Même si internet est l'atout majeur pour diffuser son travail, LE rendez-vous des fans de doujinshi est le fameux
Comic market ou comike(コミケ)qui a lieu deux fois par an: en été à la mi-août, "natsucomi"(夏コミ) et en hiver, à la fin décembre, "fuyucomi"(冬コミ). C'est certainement le plus grand évènement lié d'une part aux mangas et à l'animé au niveau mondial, mais aussi et dans une moindre mesure, aux jeux-vidéos (amateurs), au cos-play etc. Bref au monde des otakus tels que la majeure partie des gens l'entend. Notez qu'à l'origine il s'agissait d'un rendez-vous purement amateur et que même si maintenant c'est toujours plus ou moins le cas, on trouve de nombreux stands tenus par des exposants professionnels.
Cet été, le 15 août va se dérouler le 74e comike ou C74 et c'est à chaque fois un rendez-vous à ne pas louper car la plupart des oeuvres ne sont pas rééditées et peuvent devenir très chères avec le temps. Le Comike devenant de plus en plus populaire, les organisateurs sont souvent même obligés de refuser des candidatures faute de place, presqu'autant que de candidatures acceptées.
D'après
le site officiel, cette année sont attendus pas moins de 35 000 cercles (!!), et fait intéressant à chaque convention, les doujinshi pour adultes sont loin d'être majoritaires.

Pour ceux qui n'auraient pas eu la chance ou le courage de se rendre au
TokyoBig Sight, lieu de la convention, et de parcourir les dédales de stands archi-bondés* pour se procurer leur oeuvre préférée, il existe également des rayons spécialisés dans la plupart des grands magasins liés aux manga et à l'animation (
Mandarake,
K-books...) voire même des magasins entiers comme
Toranoana(とらのあな)à Akihabara où les doujinshi s'étalent sur plusieurs étages. On y trouve en général les stocks des invendus du Comike, ainsi que de l'occasion, les particuliers pouvant y revendre leur collection. Les mangas sont presque toujours sous plastique et en bon état (comme toujours au Japon). On y trouve également tout un ensemble de produits dérivés "doujin item"(同人アイテム): des réveils, des coussins (géants), des éventails, des serviettes, des sacs etc. Tous à l'effigie de son idôle préférée.

Le seul problème est qu'il faut posséder au moins quatre cerveaux et six bras pour se retrouver dans cette jungle de papier glacé qui défie les lois de la logique du classement, et si vous ne lisez pas le japonais l'entreprise est quasiment impossible. Heureusement les vendeurs connaissent les étagères sur le bout des doigts et vous trouveront vos précieux mangas lesquels se présentent, et c'est assez original, dans la plupart des cas en fasicules A4 à la façon des comics américains, et ne sont pas beaucoup plus épais.
*Il est d'ailleurs recommandé de se procurer le catalogue de la convention décrivant la position de chaque stand, sans quoi la navigation y est presque impossible.ConclusionLe monde du manga amateur au Japon est tout aussi populaire que celui de l'édition professionnelle à en juger par le succès que rencontre chaque année sa convention, le comike. Convention durant laquelle les plus aventuriers d'entre vous pourront mettre la main sur de véritables petits chefs-d'oeuvre, émancipés des contraintes artistiques du parcours éditorial classique. Ce milieu, d'ailleurs, n'a d'amateur que le nom car une très grande majorité des oeuvres reste d'une indéniable qualité.

Outre les créations grand public, le monde des doujin (mangas, animés etc.) offre également pour une grande partie un large éventail des fantasmes sexuels japonais dans tout ce qu'ils ont de démesurés et d'extrêmes. Fantasmes que l'industrie du film pornographique ne semble pas pouvoir offrir car certainement limitée par la censure, les moyens ou tout simplement par la fade consistance de la réalité. Pas ou peu de limites dans les doujinshi et la frontière de l'illégalité n'est pas toujours très claire (et mériterait de l'être) voire complètement douteuse, mais donner un âge à une heroïne de papier n'est pas forcément une chose aisée: le flou artistique et juridique étant malheureusement permanent.
C'est une sorte de grand défouloir populaire ou d'un côté la femme, ou plutôt la jeune fille, est au centre de tous les désirs: elle est assaillie, perforée, transpercée, humiliée par les phallus tentaculaires et sadiques de corps masculins le plus souvent acéphales et anonymes qui sont autant d'avatars auxquels le lecteur peut s'identifier.
D'un autre côté, celui des doujinshi pour femmes, l'homme est dépeint comme une sorte d'androgyne filiforme quasiment toujours homosexuel ou plus inquiétant (encore) comme un petit garçon aux mensurations absurdes. A chacun ses fantasmes?
S'agit-il là d'une frustration vengeresse d'une certaine catégorie de la population en mal de relations avec l'autre sexe? Ou bien d'une cartharsis malsaine, symptômatique d'un malaise social et comportemental bien plus profond transposé sur un support artistique?
Certainement un peu des deux, tout ca mélangé à un mal-être existentiel propre à la société japonaise et à une déconnexion de la réalité propre au monde otaku.

Toujours est-il que le milieu du manga amateur permet à la plupart des artistes de pouvoir vivre de leur travail et d'entretenir une relation directe et franche avec leur public, loin des contraintes éditoriales du milieu professionnel et de son rôle d'intermédiaire.
Et sortis du "18禁", interdit aux moins de 18 ans, les amateurs de mangas sauront trouver dans l'énorme production annuelle que cette activité génère, la pièce maîtresse de leur collection.