Sunday, November 2, 2008

Le train (2) - Vous allez en enfer? Allez-y en JR.


Il est 19h19 à la gare de Tokyo. Ici, les trains ayant la fâcheuse tendance de partir à l'heure, je hâte le pas pour essayer d'attraper celui de 19h23 qui me conduira à Yokohama en 25 minutes. Sur le quai du terminus de la ligne Tokaido, petit train de banlieue qui traverse tranquillement trois départements, une foule compacte de gens se masse des deux côtés du quai. A gauche, mon train déjà bien rempli, est prêt à partir. Devant les portes béantes, des gens attendent patiemment en deux lignes parallèles celui de 19h43. A droite, le train de 19h33 stationne portes fermées. Devant, dodelinent nonchalamment de la tête d'autres voyageurs éreintés par leur journée de travail. A l'intérieur quelques employés au regard vide et aux gestes fatigués font le ménage d'usage. Ici des cadavres de canettes de bière déposées délicatement sous le siège avec un restant de paquet de chips goût jambon-ananas, là un magazine posé sur l'étagère au dessus des sièges, ici encore un parapluie orphelin et là enfin quelques détritus délicatement enfoncés entre le siège et le dossier. Une voix de robot nasillarde annonce que le ménage est à présent terminé et que les portes vont s'ouvrir immédiatement. Les visages se crispent, les espaces rétrécissent. L'air véritablement affolé, chacun se prépare à se ruer sur les places assises car ici pas de pitié: premier arrivé, premier servi, quite à jouer du coude pour faire place nette d'autant plus que certains mettront plus de deux heures pour rentrer chez eux.
Je me dirige sur le quai opposé. Une sonnerie retentit et indique que mon train va partir dans quelques secondes. Saisissant mon courage à deux mains, je m'y engouffre en apnée. Nous partons.

Prochaine station Shinbashi, celle qui va prouver par A plus B que l'être humain et surtout le Japonais est compressible à l'infini, voire au-delà. Quelques personnes arrivent tant bien que mal à se frayer un passage à coup de "すみません excusez-moi" ou de "降ります j'aimerais sortir", puis c'est le chaos. A défaut de places assises, les meilleures sont celles qui se trouvent directement en face de ces dernières: surtout ne pas être au milieu de la rangée.
Le train repart, je m'accroche désespérément à la poignée en plastique au niveau de ma tête tout en embrassant amoureusement le poteau métallique graisseux où folâtrent toutes les maladies de l'archipel réunies. En face de moi, un salary man dort profondément la tête en arrière courbée de façon non naturelle à plus de 90 degrés, bouche ouverte. Défiant toutes les règles de la diginité humaine, il ronfle et bave: il est chez lui. Dans sa main, un paquet de cacahuètes éventré et sur ses genoux, un journal grand ouvert à la page inévitable où une jeune japonaise exhibe et malaxe son énorme poitrine l'air lubrique. Il semble heureux. Il a deux taches de graisse au côté droit.
Près de lui, une femme joue les métronomes humains et se balance de gauche à droite, heurtant délicatement les épaules de ses voisins avant de se replacer et recommencer son infernal mouvement. N'ayant pas la place de fouiller dans mon sac pour en ressortir un éventuel objet de divertissement, je lis et relis les éternelles publicités que je connais par coeur. Des pubs pour le mariage, pour la constipation et la gueule de bois, pour apprendre l'anglais et ainsi vaincre toutes les barrières culturelles et langagières de tous les pays du monde en parlant une seule langue; je pouffe intérieurement. C'est bientôt Halloween: Mickey et ses sbires me fixent en souriant comme des damnés.
Au dehors il fait nuit noire et par la vitre je peux voir les néons et les lumières de Tokyo défiler en d'innombrables trainées scintillantes et multicolores.

Nous arrivons à Shinagawa: nouvelles scènes d'exode massif et de souffrance. La plupart des gens ne sont pas encore descendus que ça rentre en poussant et en maugréant comme s'il s'agissait du dernier train. Certains avec leurs bagages ont tout simplement choisi le mauvais moment pour prendre les transports en commun, mais qu'importe: tout le monde rentrera quand même. Ceux pris en tenaille au milieu de la rangée sont écrasés, fauchés, mutilés sans pitié; ils ne peuvent ni ne veulent se plaindre car au Japon sa détresse personnelle ne doit pas faire obstacle à la bonne marche du système. Plus que leur triste sort, leur visage absolument impassible et résigné me fait froid dans le dos.
Petite mélodie. Les portes se referment et le convoi redémarre. Devant moi, le salaryman ronfleur et la métronome folle se portent bien.

Vient Kawasaki, puis Yokohama. Je récupère mon sac et je me prépare à descendre tranquillement mais me voilà pris dans le mouvement de foule et je manque de tomber. Redressé, je me retrouve à présent compressé et tente de me créer un espace vital à coups de coude, en vain. J'ai envie de hurler, de sortir un sabre et de trancher, de découper cette absurde assemblée suintante de folie. Je n'ai jamais compris pourquoi il fallait à tout prix pousser comme un con pour sortir; pourquoi il fallait avoir ce regard terrifié d'enfant abandonné en descendant du train; pourquoi toutes les règles du savoir-vivre et de la politesse devaient être sacrifiées en cet instant précis d'absolue animalité...

Je laisse passer cette foule dégénérée et reprend mon calme et mes esprits sur le quai. Vu d'ici le train me semble une bouche infernale vomissant ses passagers qui dégoulinent dans les escaliers.
Tous ont le regard dément de l'abnégation.

En empruntant à mon tour l'escalier vers les portillons automatiques que je sais congestionnés, je n'ai qu'une seule et unique pensée: déménager, vite.

Le train (1)

Cela fait bien longtemps que je n'ai pas écrit de billets sur ce blog et je dois avoir perdu mes rares lecteurs mais qu'importe, me revoici avec deux textes sur cette abomination que sont les transports en commun. Le premier texte est vieux de quelques mois mais j'ai pensé que sa place était sur ce blog donc je le soumets ici, et le second est inédit. Tous les deux reflètent bien ce qu'est le train au Japon: une zone de non-culture où tous les piliers traditionnels de la mentalité japonaise s'écroulent un à un comme de vulgaires châteaux de cartes. Un endroit où l'homo japonicus se révèle être un être humain comme les autres, où l'imperméabilité de sa légendaire contenance se fissure et se délite au-delà du dicible. Bien qu'ayant vécu à Paris et ayant subi les affres du RER et du métro, je n'ai jamais ressenti un contraste aussi fort au sein même de la société. Ici, c'en est vertigineux...

Sur le quai, les gens sont alignés tels des sardines dans leur boîte, en de longues files bien droites et sages, face aux écussons aposés sur le sol qui désignent le lieu exact où les portes du train se trouveront et s'ouvriront une fois ce dernier à l'arrêt.

Nous sommes au Japon, et au Japon on aime l'ordre.

Une douzaine d'annonces plus tard, le convoi arrive enfin. Désespérément à l'heure. S'opère alors une métamorphose tout à fait singulière: les files d'attente, pourtant si disciplinées la seconde précédente, se désagrègent, se délitent, se dissolvent. Les gens se massent des deux côtés des portes afin de laisser sortir les voyageurs. Puis c'est un chaos de salary-man, de lycéennes en jupette et socquettes bleues, de mamies blindées en titane qui jouent du coude, de sosies plus ou moins réussis de Tina Turner et Rod Stewart, voire du Roi Lion, qui se rue et s'engouffre dans les entrailles du "densha". Objectif: trouver une place assise à tout prix et pour ça tous les coups sont permis du moment qu'on arrive à s'asseoir. Penser d'abord à soi. Et tant pis pour les vieux. Tout ce petit monde vient de basculer sans le savoir dans un autre monde; une sorte de zone de non-culture où les piliers traditionnels de la culture japonaise pourtant apparemment inébranlables d'habitude, s'écroulent comme des châteaux de cartes.
Ceux qui n'ont jamais vécu une heure de pointe sur des grands axes ferroviaires à Tokyo n'ont pas vraiment vécu.

Nous sommes au Japon, et au Japon on est respectueux.
Nous sommes au Japon, et au Japon on est silencieux.
Nous sommes au Japon, et au Japon on est propre.

Mais dans le train, on est un peu comme à la maison: on se maquille, vulgairement s'il vous plaît; on mange et on laisse ses détritus sous le siège, l'air de rien (de toute façon y a des gens payés pour faire le ménage, ça leur donne du boulot); on écoute sa musique, fort s'il vous plaît (de toute façon personne ne dira rien); on s'affale par terre...

Nous sommes au Japon, et au Japon, qu'elle soit affective ou physique, on aime et on respecte la distance (sauf peut-être quand on est ivre). Dans le train, exiguïté et forte densité oblige, la sacro-sainte distance devient par la force des choses une notion plutôt vague, et on se retrouve compressés, écrasés, obligés d'avoir à se frotter aux autres: dans le meilleur des cas à une jolie O.L (office lady), dans le pire à un salary-man graisseux sentant le tabac et l'urine ou plus insupportable encore, un étranger. On prend son voisin pour un oreiller, on laisse sa main se balader sous les jupettes toujours un peu trop courtes des jeunes filles (de toute façon elles doivent le chercher ces petites cochonnes), on se pousse, parfois violemment... pour sortir.
Car le train, surtout à l'heure de pointe, est une épreuve terrible, un enfer dont on veut s'extraire le plus vite possible, un abîme de honte et de douleur où la perversion du système, à moins que ce ne soit celle de l'être humain lui-même, "l'homo japonicus", nous a fait tomber le Masque.
C'est un autre Japon.
Moins cliché et aseptisé peut-être? Plus humain certainement.

Toujours est-il qu'on en sort exténué, vidé, énervé, dégoûté, scandalisé.
Sur le quai, on respire et on réajuste son Masque... avant de refaire la queue pour la correspondance...